Pour le salarié d’une entreprise, apprendre une langue étrangère est rarement un hobby culturel. Il s’agira plutôt d’acquérir des outils linguistiques pour réaliser des tâches telles que donner des consignes de sécurité sur un chantier ou négocier des contrats à l’international. L’intention est ici différente de l’objectif scolaire et universitaire qui est de développer des compétences culturelles et académiques. L’objectif et la situation de l’apprenant vont alors avoir un impact important sur les choix pédagogiques et l’organisation des formations.
Une même langue, des usages différents
Si on consulte les référentiels de l’enseignement secondaire, et particulièrement ceux du lycée, la part de la culture et de la littérature est assez importante. En effet, pour les sections générales, il s’agit essentiellement de développer des compétences d’analyse culturelle, d’argumentation et d’analyse critique de la langue. La construction des programmes et les choix méthodologiques s’appuient sur le CECRL (Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues).
En revanche, la construction de la progression pédagogique en entreprise part de l’analyse du besoin spécifique : pitcher un produit, rédiger une offre technique, appliquer les consignes du chef de chantier pour mettre en place un coffrage… Avant de créer le programme de formation, on réalise une étude du métier et des besoins linguistiques pour réaliser les tâches professionnelles : lexique, genres discursifs, jargon propre au métier ou à l’entreprise.
Une même langue, des objectifs différents
Dans le cadre de l’apprentissage scolaire, l’objectif visé est l’obtention d’un diplôme, l’acquisition d’un niveau permettant de poursuivre ses études dans le supérieur.
Pour l’entreprise, l’objectif est de réaliser une performance ayant un impact économique ou social dans l’entreprise.
Une même langue, des situations différentes
Le cadre académique ou scolaire laisse peu de place à l’individualisation de la formation. Les grands groupes (en France on monte à 25,5 élèves par classe en secondaire (source OCDE)) imposent des progressions linéaires et peu de feedbacks sur les productions orales.
Le contexte de la formation professionnelle continue permet de mettre en place des formations individuelles ou en petits groupes de 8 à 12 apprenants maximum et permettent d’utiliser les pédagogiqes actives à leur plein potentiel : simulations en lien avec le métier, utilisation de la XR ou application directement sur le lieu de travail ( côté productivité, 88 % des employeurs ont constaté une amélioration de la productivité en magasin après une formation linguistique contextualisée (source https://immigrationforum.org/)). Cependant, l’organisation des formations doit être plus flexible pour répondre aux contraintes professionnelles.
Une même langue, une conception pédagogique différente
L’évaluation dela réussite de la formation scolaire se fera à travers les moyennes obtenues ou le pourcentage d’obtention de diplômes. Dans le cadre de l’entreprise, il faudra définir des KPI pour mesurer l’atteinte des objectifs de la formation (accélération de l’intégration des nouveaux salariés, amélioration de la collaboration inter-équipes, etc..).
La réalisation de formations de langues pour les entreprises repose alors sur:
une cartographie des compétences pour répondre aux besoins spécifiques,
la conception de parcours hybrides permettant d’offrir une grande flexibilité d’organisation tout en maximisant l’impact des sessions synchrones,
le choix de sessions individuelles ou en petits groupes afin de favoriser les participation et garantir des feedbacks réguliers
le pilotage de la donnée centrés sur les résultats et pas seulement le nombre d’heures de formation (selon la majorité des référentiels – CEFR, Cambridge English, Alliance Française, FSI et Département d’État américain – atteindre le niveau B2 en français requiert environ 500 à 600 heures de formation guidée).
Au final, si la structure de la langue reste la même, son apprentissage ne saurait l’être : entre l’école et l’entreprise, l’intention, les objectifs, les situations et les méthodes pédagogiques divergent radicalement. Pour être véritablement efficace en contexte professionnel, une formation linguistique doit passer d’un modèle généraliste et culturel à un dispositif centré sur l’action : cartographie fine des besoins, parcours hybrides modulables, petits groupes et indicateurs de performance concrets.
J’ai demandé à Chat GPT pourquoi apprendre une langue à l’heure où l’IA traduit tout automatiquement.
La réponse se compose de 6 points : la compréhension culturelle, la pensée critique et la créativité, la communication nuancée, les opportunités professionnelles, l’enrichissement personnel et enfin l’indépendance des technologies.
J’ai ensuite posé la question de l’ordre d’importance de ces idées et le chatbot les a classées dans cet ordre : communication nuancée, compréhension culturelle, opportunités professionnelles, pensée critique et créativité, indépendance des technologies et enrichissement personnel, précisant à la fin que « cet ordre est cependant flexible […]. » et dépend de ce qui est valorisé par la personne qui apprend la langue.
J’ai décidé de discuter du premier de ces points avec le robot et je lui ai donc demandé pourquoi la communication nuancée ne peut être remplacée par l’IA. Voici la réponse du chatbot :
« La communication nuancée ne peut pas être complètement remplacée par l’IA pour plusieurs raisons fondamentales liées aux subtilités du langage, à la complexité des interactions humaines, et aux limitations actuelles de l’intelligence artificielle :
Contexte et Subtilités Culturelles : Le langage est profondément ancré dans le contexte culturel. Les expressions idiomatiques, les références culturelles et les nuances de politesse varient d’une langue à l’autre et même d’une région à l’autre. Une IA peut traduire des mots, mais elle peut avoir du mal à saisir et à restituer les nuances culturelles ou contextuelles, ce qui peut mener à des malentendus.
Intention et Émotion : La communication humaine est souvent chargée d’émotions et d’intentions subtiles qui ne sont pas toujours explicites dans les mots eux-mêmes. Le ton, l’intonation, les pauses, et même les gestes ou expressions faciales jouent un rôle crucial dans le message global. Bien que l’IA progresse dans la reconnaissance des émotions, elle n’a pas encore la capacité de comprendre ou de restituer pleinement ces aspects de manière précise et adaptée à chaque situation.
Polyvalence et Ambiguïté : Le langage humain est intrinsèquement ambigu, avec de nombreux mots ayant plusieurs significations en fonction du contexte. Les humains sont capables de naviguer dans cette ambiguïté grâce à leur compréhension globale du contexte, des relations et de l’intention. Les systèmes d’IA, même avancés, peuvent se tromper dans le choix du sens approprié ou dans l’interprétation des intentions.
Créativité et Invention de Nouveaux Langages : Les humains sont constamment en train de créer de nouvelles expressions, de jouer avec les mots, et de développer des langages propres à des sous-cultures ou groupes spécifiques. L’IA suit des modèles préexistants et pourrait avoir du mal à suivre cette innovation linguistique, surtout dans des environnements sociaux dynamiques.
Réactions Adaptatives : Lors d’une conversation, les humains ajustent constamment leur discours en fonction des réactions immédiates de leur interlocuteur, que ce soit par rapport à leur langage corporel, leur expression faciale ou les mots qu’ils choisissent. Cette adaptabilité instantanée est difficile à reproduire pour une IA, qui suit des algorithmes prédéfinis et manque souvent de la flexibilité requise pour répondre adéquatement à des situations complexes ou inattendues.
Limites Techniques : Même les IA les plus avancées ont des limites techniques, comme des erreurs dans la reconnaissance de la voix, la traduction littérale sans compréhension du contexte, ou des biais inhérents aux données sur lesquelles elles sont formées. Ces limitations peuvent mener à des traductions ou interprétations incorrectes qui nuisent à la communication nuancée.
En résumé, la communication humaine est un processus complexe qui va bien au-delà du simple échange de mots. Elle implique une compréhension profonde du contexte, des émotions, des intentions et des relations interpersonnelles, des aspects que l’IA, dans son état actuel, ne peut pas entièrement reproduire ou remplacer. »
À la lecture de cette réponse, je me dis que le formateur en langue a encore de belles années devant lui. Cependant, si je liste les termes relevant du champ lexical de la nuance dans la réponse de Chat GPT (en fait je lui ai demandé de le faire 😉) j’obtiens : * Subtilités * Contexte * Intention * Emotion * Ambiguïté * Polyvalence * Significations * Adaptative * Complexe * Précise * Restituer * Interprétation * Implicite * Flexibilité * Réactions * Approprié * Invention. Je me suis ensuite amusée à prendre le tableau des descripteurs du CECR (le cadre européen commun de référence pour les langues) afin d’y chercher les termes du champ lexical de la nuance et j’ai obtenu les résultats suivants en comptant le nombre d’occurrences du champ lexical pour chacun des niveaux. Et il ressort que le niveau C1 est celui où le champ lexical de la nuance est le plus important.
Étiquettes de lignes
Nombre de Niveau
A1
7
A2
10
A2+
12
B1
34
B1+
16
B2
39
B2+
33
C1
82
C2
53
(vide)
Total général
286
Alors voici mes questions :
Est-il encore utile d’apprendre une langue si on se contente d’avoir un niveau B1, car un outil de traduction automatique pourrait tout à fait faire le travail beaucoup mieux ?
Pensez-vous qu’il faille atteindre un niveau C1 en langue étrangère pour être en capacité de s’exprimer ou de comprendre les nuances d’un discours ? Et si c’est ce niveau qui doit être visé, quelles sont les pratiques pédagogiques qui permettraient de favoriser la réussite des apprenants tout en maintenant leur motivation ?
Pour terminer, doit-on apprendre les langues autrement à l’ère du développement du big data et des outils d’intelligence artificielle ?
Si vous cherchez un formateur pour apprendre une langue étrangère, intuitivement, vous pensez qu’un natif incarnera l’idéal du professeur de langue.
Prenons l’anglais. Considérez vous que le professeur d’anglais idéal est né à Londres ou à New York? Alors que vous allez vous installer pendant quelques années à Singapour pour un emploi dans une entreprise internationale. Ou bien, la banque pour laquelle vous travaillez va vous envoyer régulièrement superviser sa filiale en Afrique du Sud.
D’où est natif votre professeur idéal? Et cela est-il gage d’une formation efficace?
L’enseignement des langues étrangères est en effet un domaine qui nécessite une compréhension des fonctionnements de la langue, de la culture, et des méthodologies d’enseignement, ce qui va au-delà de la capacité à parler une langue, qu’elle soit première ou seconde. Explorons la question.
Compétences linguistiques
Le locuteur natif possède une maîtrise implicite de la langue, y compris de ses nuances, de son argot et de ses expressions idiomatiques, ce qui lui permet d’apporter des connaissances très précises selon les contextes de communication. Cependant, s’il n’a pas de formation linguistique, il pourrait rencontrer des difficultés à expliquer les concepts grammaticaux de manière claire ou à faire comprendre le sens d’un nouveau mot. À l’inverse, le locuteur non natif a une connaissance explicite des structures et du lexique qui lui permet d’anticiper les difficultés ou les erreurs fréquentes.
Compétences culturelles
Le locuteur natif a une compréhension profonde de la culture du pays dans lequel il vit ou a vécu et peut faire référence à des situations authentiques. Pour le locuteur non natif, il faudra avoir séjourné longtemps dans le pays pour pouvoir s’imprégner en profondeur de la culture et garder le contact à travers des lectures et différents médias. Mais attention, un locuteur natif francophone français ne pourra pas forcément connaître la culture québécoise ou celle d’un autre pays de la Francophonie.
Compétences pédagogiques
Enfin, que l’enseignant soit un locuteur natif ou non, l’absence de compétences pédagogiques entraîne plusieurs risques : celui de ne pouvoir être en capacité d’évaluer le niveau d’entrée en formation de l’apprenant, de ne pouvoir proposer une formation pertinente et adaptée au besoin de ce dernier ou encore de ne pas mettre en œuvre des activités favorisant un engagement actif de l’apprenant. Pour l’enseignant locuteur non natif, le sentiment d’insécurité linguistique, ou pour reprendre une expression de développement personnel – le syndrome de l’imposteur – peut lui faire craindre de ne pas être à la hauteur et affecter sa confiance en tant qu’enseignant.
Conclusion
La question du locuteur natif vs non natif est bien plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, un enseignant locuteur français ne pourra connaître l’ensemble des variantes régionales utilisées dans l’ensemble des pays de la Francophonie, pas plus que la diversité des cultures. Par ailleurs, la difficulté à recruter pour certaines langues amène à recruter des locuteurs natifs qui n’ont aucune formation en pédagogie et qui auront par conséquent des difficultés à animer un cours de langue efficace. La clé réside alors dans le développement de compétences linguistiques, culturelles et pédagogiques des enseignants.
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